Élie Chaïa s’en est allé l’année de ses 90 ans. Rencontré en 2009, cet homme d’une grande gentillesse avait accepté de raviver ses souvenirs à l’aide de photographies qu’il avait précieusement conservées depuis son adolescence. Pris entre 1940 et 1947, ces clichés témoignent de l’une des trajectoires possibles pour de jeunes juifs d’Algérie pris dans le tourbillon de la Seconde Guerre mondiale. Une génération naviguant entre les discriminations étatiques, la solidarité communautaire et les révoltes politiques.
Né en 1926 à Blida, Élie Chaïa grandit dans la rue Abdallah (dite « rue des Juifs »), à proximité immédiate du « marché indigène ». Sa mère, bien que née après le décret Crémieux et les lois Ferry, est analphabète et s’exprime mieux en arabe qu’en français ; après le décès de son mari en 1938, elle devient colporteuse de tissu au domicile de clientes musulmanes, d’où elle revient, lors des fêtes religieuses, les bras chargés de pâtisseries. Conséquence de la politique de francisation des juifs d’Algérie, des inégalités dans l’accès à la scolarisation et de l’érosion générale des sociabilités judéo-musulmanes, le jeune Élie, qui ne s’exprime qu’en français, ne fréquente pour sa part aucun enfant musulman. La structuration raciale de la société coloniale ne lui permet pas pour autant de se lier d’amitié avec des écoliers européens : à l’image de la majorité des jeunes juifs d’Algérie de sa génération, ses amis d’enfance sont très majoritairement des juifs.
Cette séparation entre jeunes juifs et européens se durcit lors de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir été déchu de la citoyenneté française en octobre 1940 malgré son statut de fils de mutilé de guerre, Élie Chaïa est exclu de son école, le collège de Blida, comme plus de 20 000 enfants juifs d’Algérie. L’année 1941 signe la fin d’une scolarisation qui lui avait notamment donné le goût de la lecture et des bases en arabe littéraire, même si sa mère parvient à l’inscrire pour deux années dans une formation aux métiers du fer.
C’est à cette époque de mise au ban de la société française qu’Élie Chaïa adhère aux Éclaireurs israélites. L’organisation connaît alors une grande vitalité et double ses adhérents en un an, pour atteindre plus de 2 000 éclaireurs fin 1941. Cette explosion s’explique par l’exclusion de nombreux juifs du scoutisme laïc, par l’arrivée d’éclaireurs métropolitains qui cherchent à dynamiser le mouvement, mais aussi par la volonté de se retrouver entre soi, à l’abri de l’hostilité de la société européenne et des angoisses familiales.
Qu’ils soient religieux ou non, les Éclaireurs israélites renforcent au sein de leurs troupes un sentiment d’appartenance à une communauté menacée et, plus généralement, y trouvent un espace d’affirmation d’eux-mêmes. La plupart des photographies prises par Élie Chaïa témoignent d’activités scoutes banales, mais certaines prennent un sens particulier du fait du contexte d’antisémitisme d’État. C’est le cas des clichés où de jeunes hommes mettent en scène leur force physique, ou de cette photographie d’août 1940, intitulée « Le salut aux couleurs », représentant des éclaireurs tête droite, les bras le long du corps, sous un mât où flotte un drapeau français. Cet attachement à la « patrie » – c’est-à-dire à la République, par opposition à Vichy – ne saurait toutefois résumer les sentiments politiques qui s’expriment au sein des troupes, où les plus âgés débattent parfois des voies qui s’offrent à eux : outre l’antifascisme et l’anti-vichysme, qui relèvent de l’évidence, l’assimilationnisme républicain est parfois mis à mal par les idées sionistes et communistes. À l’image d’Élie Chaïa, plusieurs éclaireurs réutiliseront d’ailleurs après Vichy les compétences acquises dans le scoutisme pour organiser et motiver leurs « troupes » dans divers mouvements politiques de jeunesse.
Les potentialités politiques ouvertes au sein des Éclaireurs israélites n’échappent pas à l’extrême droite – qui fantasme le mouvement comme un lieu de formation de « milices juives » – et aux autorités, qui briment certaines de leurs activités et craignent localement un rapprochement avec les Scouts musulmans, vivier du nationalisme algérien. Si aucun rapprochement ne semble se produire à un niveau collectif, Sadek Hadjerès se souvient avoir emprunté à son voisin de classe du collège de Blida, Léon Attia, chef de patrouille des Éclaireurs israélites et futur militant communiste, un manuel de l’éclaireur à l’aide duquel il structurera le mouvement scout musulman à Larbaa Nath Irathen en 1943.
Pour les jeunes juifs révoltés, le débarquement anglo-américain de novembre 1942, à la réalisation duquel plusieurs centaines d’entre eux participent dans la Résistance, constitue un accélérateur. Quelques jours après l’opération Torch, Élie Chaïa photographie le défilé des troupes anglaises dans Blida. Mais c’est vers l’Union soviétique que les yeux du jeune homme, qui suit l’avancée de l’Armée rouge sur les cartes du front de l’Est, commencent à se tourner. Début 1943, sa mère déménage à Alger, où Élie Chaïa, qui s’affirme irréligieux et s’éloigne des organisations juives, adhère aux Jeunesses communistes (JC) récemment revenues à la légalité. Trop jeune pour être mobilisé dans l’armée, il devient permanent des JC en 1944 et prend la direction de leur « région » algéroise.
Les clichés qu’il prend alors, ainsi que les archives de police et le journal des JC La Jeune Algérie, nous renseignent sur le recrutement, les activités et les reconfigurations que connaît l’organisation durant ces années décisives pour le mouvement national algérien.
Les JC sont peut-être avant tout un espace de sociabilités transgressives : lieu de mixité sexuelle, l’organisation mêle dans ses rangs des femmes et des hommes de toutes origines, jusqu’ici habitués à ne construire des amitiés et des amours que dans l’entre-soi communautaire. Il est par ailleurs frappant de voir combien les militants juifs sont surreprésentés au sein des JC en cette sortie de guerre. Libérée des discriminations étatiques, la minorité de jeunes juifs qui ne se satisfait pas d’un retour à l’ordre antérieur se tourne alors vers le sionisme ou vers le communisme. Les quelques centaines de juifs qui adhèrent aux JC et au Parti communiste algérien (PCA) en 1943-1945 identifient sans doute avant tout le communisme à l’antifascisme. Élie Chaïa et ses camarades fréquentent en outre les ex-députés du Parti communiste français (PCF) récemment libérés des camps d’internement algériens, qui chapeautent le PCA et la formation des militants. Pour le PCF, la tâche primordiale des communistes algériens est de contribuer à l’effort de guerre, et les dirigeants du PCA comme des JC adoptent volontiers un vocabulaire patriotique français.
Cet antifascisme franco-centré s’accompagne d’une hostilité aux nationalistes algériens, exacerbée durant les massacres du Nord-Constantinois de mai-juin 1945, que les directions du PCF et du PCA expliquent pendant plusieurs semaines comme un « complot fasciste » dont seraient co-responsables les autorités et des nationalistes qualifiés d’« hitlériens ». Cette ligne politique explique la sous-représentation des musulmans au sein des JC, frappante sur les photographies prises à Alger ; les militants colonisés sont toutefois plus nombreux dans le Constantinois, comme en témoigne une photographie du congrès régional des JC en décembre 1945.
Pour Élie Chaïa comme pour d’autres militants européens et juifs d’Alger, les JC n’en sont pas moins un lieu de mise en contact avec la société colonisée. Outre la construction de liens d’amitié et d’amour avec des camarades musulmans – auprès desquels ils apprennent par exemple des chants patriotiques algériens –, les jeunes communistes non musulmans (re)découvrent les quartiers et les villages « indigènes » avec un regard révolté. Début 1945, Élie Chaïa visite ainsi la Kabylie et dénonce dans La Jeune Algérie les inégalités et les discriminations subies par les colonisés.
Mais il faut attendre le début de l’année 1946 et la création des Cercles de la jeunesse algérienne – impulsés par les JC qui cherchent à élargir leur base en direction de sympathisants nationalistes – pour que l’anticolonialisme devienne progressivement le cœur de l’activité communiste. Élie Chaïa parcourt l’Algérie pour dynamiser ces cercles, qui donneront naissance en février 1946 à l’Union de la jeunesse démocratique algérienne (UJDA).
En février 1946, la police rapporte que lors d’une réunion tenue à Oran devant 60 jeunes dont une quinzaine de musulmans, Élie Chaïa condamne l’administration coloniale comme seule responsable des massacres de mai-juin 1945, et revendique l’amnistie pour les détenus politiques. En mars, dans la revue bilingue de l’UJDA, il préconise que le local de chaque cercle comporte un café maure et que les jeunes organisent des conférences sur l’histoire de l’Algérie.
Rompant nettement avec la ligne antifasciste et franco-centrée dans sa Charte nationale de la jeunesse algérienne en juillet 1946, l’UJDA adopte un vocabulaire patriotique algérien et affirme sa volonté de s’intégrer au mouvement national, ce qui correspond à la fois aux décisions prises par le PCA et aux souhaits de ces jeunes militants radicalisés. L’UJDA recrute un nombre croissant de jeunes musulmans, qui y deviennent bientôt majoritaires, tandis que les militants non musulmans s’y revendiquent sans complexe comme des Algériens et voient dans le communisme le seul moyen de faire de l’Algérie décolonisée un pays d’« union de peuples de races, de langues, de religions différentes ».
Âgé de 20 ans en 1946, Élie Chaïa quitte sa fonction de permanent de l’UJDA pour rejoindre le quotidien Alger Républicain puis la vie professionnelle. Devenu père de famille et militant de base d’une cellule de son quartier, Bab-el-Oued, il participera au début de la guerre d’indépendance à l’activité de propagande du PCA clandestin – sans pousser son engagement plus avant –, jusqu’à ce que l’une des deux autres membres de sa cellule clandestine, Raymonde Peschard, ne rejoigne un maquis de l’Armée de libération nationale (ALN), où elle sera tuée par l’armée française en novembre 1957.
Hésitant à demeurer en Algérie à l’indépendance, il décide en septembre 1962 de gagner la France, où sa femme et ses enfants s’étaient réfugiés quelques mois plus tôt pour fuir les violences de l’Organisation armée secrète (OAS).
Lucide sur le « socialisme réel », Élie Chaïa n’en poursuivra pas moins ses combats depuis la banlieue parisienne, dans des organisations antiracistes et de soutien au peuple palestinien. Une manière de rester fidèle à ces années 1940, tour à tour douloureuses et exaltantes.
Monsieur,
Belles pages sur des personnes admirables.
Vous avez fait un travail remarquable avec William Sportisse.
Vous devriez penser à écrire un jour l’histoire de l’UJDA.
Elle mérite d’être connue par tout le monde.
Cordialement,