Sur la photographie familiale prise dans une rue d’Alger en 1947, Jean-Pierre Saïd, âgé de 14 ans, se tient quelque peu à l’écart, plongé dans la lecture d’un journal. Cette même année, il quitte définitivement l’école, exclu du lycée Bugeaud pour ses mauvais résultats. Il n’en sera pas moins embauché cinq ans plus tard comme journaliste à Alger Républicain, conséquence inattendue de la première des trois arrestations qu’il subira en une dizaine d’années.
Interrogé en 2007 sur sa trajectoire de politisation, Jean-Pierre Saïd, muni de son éternelle pipe, le visage sillonné par de belles rides et animé d’un sourire malicieux, ne cherchait pas à en livrer des explications préétablies. Revenant sur son exclusion de l’école en tant que juif alors qu’il avait 9 ans, il avouait qu’il l’avait vécue comme un soulagement, content qu’il était de ne plus aller en classe ; quant à son entrée au Parti communiste algérien (PCA) en 1953, elle ne reposait ni sur des bases idéologiques solides, ni sur une adhésion au modèle soviétique. Plusieurs éléments émergeaient toutefois du récit de sa jeunesse. D’abord, une précoce « allergie au racisme », quelles que soient ses cibles. Ensuite, un amour pour l’Algérie, pays dans lequel ses ancêtres juifs étaient profondément enracinés et pour lequel il racontait avoir ressenti un fort sentiment d’appartenance dès l’adolescence, au gré de ce qu’il présentait avec humour comme une politisation par le camping : à partir de 14 ans, il sillonne le pays et se rend « sans complexe » dans des lieux de sociabilité algériens, où il noue progressivement des amitiés avec des artistes et des militants algériens et pressent affectivement ce qu’il finira par affirmer politiquement : l’Algérie n’est pas la France, et lui-même n’est pas français.
Cet antiracisme et cette algérianité témoignent d’un décalage, d’un désaxage vis-à-vis des normes sociales, spatiales, juridiques et identitaires de la société coloniale, liés plus généralement à une forme d’inadaptation à l’ordre – qu’il soit scolaire ou policier. Alors qu’il travaille comme coursier chez un transitaire, il adhère vers l’âge de 17 ans au Mouvement libertaire nord-africain, groupe anarchiste composé d’une poignée de membres d’origine juive et espagnole à l’anticolonialisme affirmé. Le 1er mai 1952, alors que les manifestations sont interdites à Alger, il descend dans la rue et est embarqué puis jeté en prison, le crâne rasé. Au commissariat, il sympathise avec des membres d’Alger Républicain, et à sa libération, il rend visite au journal et parvient à s’y faire embaucher. Il adhère quelques mois plus tard au PCA sous l’influence de deux employés du journal, Nicolas Zannettacci et Abdelkader Choukal – qui mourra dans un maquis de l’Armée de libération nationale (ALN) en 1957.
Le 1er novembre 1954, il fait son service militaire dans la caserne de Batna que le FLN choisit comme cible de ses premières actions armées. Connu comme communiste, il lui est dès lors interdit de monter la garde et de toucher une arme, mais il fournit au PCA les noms de soldats français de sa caserne auxquels sont envoyés des tracts les incitant à refuser les ordres et à lutter contre la guerre. Soupçonné mais protégé par un colonel issu de la Résistance, il est envoyé plus au sud, à Laghouat. Démobilisé, il ne peut reprendre son travail à Alger Républicain, interdit en septembre 1955. Il rejoint alors les réseaux du PCA clandestin à Alger, où il assurera à l’été et à l’automne 1956 quelques tâches logistiques et de propagande.
De ses activités, la police et l’armée ne savent presque rien. Mais comme des milliers de militants réels ou supposés de l’indépendance algérienne, il est visé par la répression administrative : le 25 novembre 1956, une courte note de renseignements visiblement rédigée dans le seul but de le faire arrêter affirme sans nuance qu’il forme avec Henri Zannettaci « l’un des groupes les plus dangereux d’Alger ». Deux jours plus tard, au petit matin, il est arrêté sur décision préfectorale en même temps que 27 autres (ex-)militants communistes d’Alger. Sans qu’aucun motif clair ne leur soit signifié, une partie est expulsée, les autres sont internés. Jean-Pierre Saïd est conduit au camp de Lodi.
Six jours après son internement, il écrit au préfet d’Alger afin de lui demander sa libération, « considérant l’arrêté dont [il est] victime comme arbitraire ». Comme d’autres internés, il met en avant l’absence de motifs et de preuves à son encontre, et conteste la terminologie administrative, selon laquelle il aurait été placé en « résidence surveillée » dans un « centre d’hébergement » : « il s’agit bien en effet de détention. Barbelés, sentinelles, visites réglementées, fouilles, censure concrétisent, indéniablement, il me semble, mon opinion ». Bien que soigneusement archivée par la préfecture, cette lettre restera sans réponse, et Jean-Pierre Saïd sera enfermé 42 mois, avant d’être finalement libéré – toujours sans motif – le 2 juin 1960, cinq mois avant la fermeture du camp.
Écrivant le 23 février 1958 à un instituteur communiste français du Rhône, l’« embarbelé » Jean-Pierre Saïd affirme « que l’événement a toujours deux aspects, l’un négatif et l’autre positif. Ainsi… notre présence ici et tant d’autres. » De leurs longues années passées à Lodi, et malgré la souffrance liée à la privation de liberté et à la séparation d’avec leurs familles, nombre d’anciens internés retiennent en effet du « positif ». Le racisme colonial jouant pour eux, les détenus du camp, très majoritairement « européens » jusqu’en 1959, y bénéficient en effet d’un traitement de faveur comparativement à d’autres camps réservés aux « musulmans ». Ne subissant pas de mauvais traitements par les gardiens et disposant de plus d’espace et de confort qu’ailleurs, ils y organisent relativement librement de nombreuses activités – sport, théâtre, ateliers artistiques, conférences, cours où chacun est invité à être maître et élève –, et obtiennent même l’autorisation de prendre des photographies du camp. Jean-Pierre Saïd s’y initie notamment à la langue de ses aïeux, l’arabe, auprès de Roland Rhaïs (Jacob Amar), vieux militant communiste et fils de l’écrivaine Elissa Rhaïs.
Libéré en juin 1960, Jean-Pierre Saïd gagne la France où vivent sa mère Mireille – expulsée en février 1957 pour ses activités anticolonialistes –, sa sœur Josette – arrêtée car soupçonnée par l’armée française en mars 1957, peu avant ses 16 ans – et sa tante – réfugiée en France après que son fils Pierre Ghenassia eut gagné le maquis. Même s’il dit avoir été « choyé », « invité », « honoré comme [s’il avait] fait Buchenwald », il choisit après quatre mois de retourner en Algérie reprendre son combat. Se heurtant à un refus du PCA lorsqu’il demande à rejoindre un maquis, il est envoyé vivre et militer dans la clandestinité complète à Constantine, auprès du dirigeant du PCA clandestin William Sportisse. C’est à Constantine qu’il vote en faveur de l’indépendance – non sans avoir inscrit au préalable de grands « na’am » sur les murs de la ville – et qu’il la célèbre durant trois jours, mêlé à la foule en liesse.
Revenu à Alger à l’indépendance, il reprend sa place à Alger Républicain. Se considérant depuis longtemps comme un Algérien, il sollicite la nationalité algérienne en vertu de l’article 8 du code de la nationalité de mars 1963 (« participation à la lutte de libération »). Son dossier n’est traité qu’avec l’intervention directe d’un communiste ancien de l’ALN, et il est fait citoyen algérien en juillet 1964.
Mais comme pour d’autres (ex-)communistes, le coup d’État du 19 juin 1965, à la suite duquel Alger Républicain est de nouveau interdit, met fin à sa présence en Algérie. Bien qu’il ne participe pas à l’Organisation de la résistance populaire (ORP) constituée par le PCA et des membres du FLN contre le coup d’État, il est arrêté en septembre 1965 sur la place Abdelkader par des agents qui semblent le prendre pour le dirigeant communiste Boualem Khalfa. Enfermé 24 jours au secret et privé de ses papiers algériens, il est finalement expulsé vers la France au prétexte d’une nationalité française dont il ne voulait plus. Interdit de séjour en Algérie, il n’y sera accepté qu’en 1977 et pourra dès lors s’y rendre avec un visa. Au terme d’une bataille menée après sa retraite avec l’administration algérienne, il sera finalement à nouveau reconnu comme citoyen algérien.
C’est donc en tant que binational qu’il s’est éteint, le 19 novembre 2016, 60 ans presque jour pour jour après son internement à Lodi, dans sa maison de Domazan où il se vivait comme un Algérien en exil. Interrogé en 2007, entouré d’une grande bibliothèque entièrement dédiée à l’Algérie et ornée de photographies de Kateb Yacine, Daniel Timsit, Ahmed Ben Bella et Pierre Ghenassia, il affirmait :
Moi, je me suis toujours considéré comme Algérien. Y compris, je dois dire, maintenant. Sauf quand c’est des problèmes administratifs : quand je demande une carte d’identité, je vais pas dire « moi je vous emmerde », hein. Une petite histoire anecdotique : [il y a quelques années,] on était sur un bateau entre deux îles grecques. Un type, seul, parlait aux uns et aux autres, en anglais. À un moment, il se tourne vers moi, il dit : « Français ? » Et pour la première fois de ma vie, j’ai dit « oui ». Il me regarde, il me dit : « pur ? ». Je lui dis « non, pas pur » (rires). […] Mais même maintenant, quand je dis « chez moi », c’est d’Alger que je parle, c’est pas de Domazan. C’est comme ça. C’est peut-être de l’atavisme, j’en sais rien, c’est peut-être une maladie, mais je me suis toujours senti Algérien. […] Que le regard des autres soit pas le même, c’est pas mon problème. […] Il y a des gens qui évoluent rapidement. […] Alors que pour moi – et je crois pas être le seul –, le temps s’est arrêté. Je suis encore à Alger.
Bonjour,
Très émue par ces trajectoires personnelles et familiales…
Jean-Pierre Saïd était le cousin germain de ma mère.
Je l’ai rencontré pour la première fois quand j’avais 5 ans chez nous (je pense qu’il arrivait d’Algérie après son arrestation) et les gosses de la famille avait peur de lui car il nous pinçait la joue pour nous dire bonjour…
Sa mère Mireille était la sœur de ma grand-mère maternelle. Elle a été pour moi un formidable maillon de transmission familiale, humain et politique: Elle m’a mise au monde comme beaucoup d’entre nous dans la famille, s’est occupée de nous petits lors des vacances d’été et m’a emmenée pour la première fois dans sa clinique de banlieue où elle travaillait: j’ai découvert l’Obstétrique avec elle du haut de mes 14 ans…
J’ai grâce à elle fait mes études de sage-femme puis mes études médecine et enfin ma spécialité en gynécologie-obstétrique. Je travaille depuis 20 ans à l’Assistance Publique de Paris et m’occupe en particulier des femmes enceintes migrantes, précaires, malades…
Il n’y a pas un jour sans que je pense à elle…avec admiration.
Elle m’a raconté ses études dans le contexte de l’époque, les accouchements dans la Casbah, sa vie de femme de féministe, de militante. Bref elle a véritablement été mon modèle de femme.
L’histoire de la famille et le parcours engagé de certains d’entre eux s’éclaire encore aujourd’hui à travers vos écrits.
Enfants nous avons déchiffré leur histoire, pas à pas en écoutant aux portes pour comprendre leur secret, leur douleur et le danger…
Merci infiniment,
Agnès Bourgeois-Moine