Alger, 1947. Dans une rue du centre-ville d’Alger, où des photographes proposent leurs services aux passants, Mireille Saïd, sage-femme âgée de 36 ans, se promène, souriante, entourée de deux enfants heureux de jouer avec des ballons : sa fille Josette, âgée de 6 ans, et son neveu Pierre Ghenassia, venu de Ténès et âgé de 8 ans. Plus en retrait, son fils Jean-Pierre, âgé de 14 ans, est plongé dans la lecture d’un journal.
1947 : dix années exactement avant que les trajectoires de chacun d’entre eux ne basculent du fait de leur participation à la lutte d’indépendance algérienne.
Quelques années plus tôt, la vie de Mireille Saïd, née Bensaïd en 1911 à Ténès, a connu un premier basculement. En octobre 1940, les juifs autochtones d’Algérie, colonisés faits citoyens par le colonisateur en 1870, sont déchus de la citoyenneté française et renvoyés au statut d’« indigène » par le régime de Vichy. Suivent les exclusions : en 1941, son fils Jean-Pierre est renvoyé parce que juif de l’école publique française, et en 1942, une série de numerus clausus « élimine », selon la terminologie de Vichy, la majorité des juifs du corps médical ; on compte alors 25 sages-femmes juives dans le département d’Alger, et 21 d’entre elles, dont Mireille Saïd, diplômée depuis 1939, sont interdites d’exercer. Mais comme d’autres sages-femmes et médecins juifs arabophones qui exercent dans les quartiers populaires ou dans les campagnes auprès d’une clientèle majoritairement musulmane et juive, elle décide de poursuivre son métier. C’est donc dans l’illégalité qu’elle se rend régulièrement dans des familles musulmanes de la Casbah d’Alger afin de pratiquer des accouchements clandestins, jusqu’à la fin des mesures discriminatoires en 1943.
Cette Casbah clandestine, Mireille Saïd la retrouve en 1956. Comme son fils, elle s’implique alors dans le soutien logistique aux organisations clandestines du Parti communiste algérien (PCA) et du Front de libération nationale (FLN). Son domicile et son cabinet, situés en quartier européen, sont connus de militants qui y transitent, s’y réunissent, y cachent de la propagande ou des armes – comme cette mitraillette enrayée dissimulée dans un sac de plage par des combattants après l’échec de l’attentat contre le général Massu en octobre 1956. À la même époque, alors que la Casbah est bouclée et quadrillée par des barrages de soldats français, un dirigeant clandestin qu’elle ne connaît pas se présente à son cabinet et lui demande son aide pour pénétrer puis ressortir de la Casbah. Emportant son matériel médical, elle passe un premier barrage en prétendant accompagner cet homme pour l’accouchement de sa femme. Arrivée à destination, elle demeure dans la cour avec les femmes de l’immeuble en attendant la fin de la réunion clandestine. Des soldats français tambourinant à la porte en vue d’une perquisition, elle demande à l’une des femmes présente de feindre un accouchement afin d’éloigner les soldats, qui, impressionnés, rebroussent leur chemin. La réunion terminée, elle passe un second barrage avec le clandestin en prétendant que sa femme accouche à l’extérieur de la Casbah. Elle mourra sans connaître l’identité de cet homme.
Sa famille en témoigne : avant la guerre d’indépendance algérienne, elle n’avait jamais été à proprement parler une militante politique. Mais elle est à n’en pas douter une battante depuis l’enfance : en tant que jeune femme pour faire face au conservatisme de ses parents et pouvoir mener des études supérieures, en tant que femme à l’intérieur de son couple, en tant que juive face aux discriminations, ou en tant que sage-femme pour introduire « l’accouchement sans douleur » en Algérie. Si elle est certainement révoltée depuis longtemps par la misère et l’oppression qu’elle rencontre quotidiennement chez ses patientes musulmanes, c’est en 1955, quelques semaines après le début de l’insurrection algérienne, que les archives portent trace de sa participation à des manifestations politiques. Pour elle comme pour bien d’autres anonymes et « inconnus des services de police » qui basculent dans le soutien à la lutte d’indépendance, le déclenchement de l’insurrection et des premières grandes vagues de répression de la guerre marquent une rupture. Le 15 janvier 1955, Alger Républicain signale ainsi sa présence lors d’une réception du Secours populaire algérien, à l’arrivée d’un bateau venu de France pour porter la solidarité aux victimes du tremblement de terre d’Orléansville et de la répression coloniale.
Quelques mois plus tard, en juillet 1955, elle se rend au festival mondial de la jeunesse de Varsovie avec son neveu Pierre Ghenassia et Kheïra, une infirmière algérienne de Ténès qui épousera plus tard le médecin communiste Jean Masseboeuf. Cette manifestation, organisée par la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (FMJD), se déroule tous les deux ans depuis 1947 dans un pays du bloc soviétique. La FMJD, qui soutient les luttes anticoloniales, y reçoit les délégations venues des colonies comme des délégations d’États indépendants, et les encourage à mêler dans leurs rangs des militants communistes et nationalistes. À Varsovie, quelques mois après le déclenchement de l’insurrection de novembre 1954, et alors que la délégation algérienne fraternise avec une délégation vietnamienne qui célèbre ses victoires contre l’armée française, le défilé du festival prend un sens particulièrement fort : c’est derrière une pancarte revendiquant l’indépendance de l’Algérie que marche la délégation, dont plusieurs membres sont vêtus de vêtements d’apparat issus de diverses régions d’Algérie.
Les responsables de la délégation sollicitent des femmes – musulmanes, juives, européennes – pour défiler en haïk, vêtement massivement porté par les Algériennes des villes. Mireille Saïd accepte de porter le vêtement de la plupart de ses patientes, entraînant cette situation inouïe : une citoyenne française issue d’une famille juive algérienne et que l’on peut décrire comme une féministe défile pour l’indépendance de l’Algérie vêtue d’un voile intégral, de ce haïk dont Frantz Fanon écrira quatre années plus tard que « [délimitant] de façon très nette la société colonisée algérienne », il peut, face au colonisateur, être « dépouillé de sa dimension exclusivement traditionnelle » et devenir un instrument politique, le signe d’une « attitude de contre-assimilation » et « l’arc-boutant de l’autochtone[1] ». Quel que soit le sens que Mireille Saïd lui donne, ce geste, et tous ceux qui suivront dans la clandestinité, témoignent à n’en pas douter de son identification au peuple de l’Algérie insurgée.
Dans le viseur des services de renseignements à partir de la fin de l’année 1956, Mireille Saïd est expulsée d’Algérie sans motif en février 1957. Elle attendra l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962 – qui est aussi sa victoire – pour rentrer au pays et participer à son édification.
[1] Citations extraites de Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », L’An V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1959.